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Le terme de mystique rhénane peut prêter à confusion. C'est une expression relativement récente, qui remonte à la fin du siècle dernier, au moment où l'oeuvre d'Eckhart a été redécouverte et a commencé à être traduite. Les premiers à avoir parlé, non de mystique rhénane, mais de : Deutsche Mystik (qui, ensuite, a donné en traduction "mystique rhénane" ou mystique des pays du Rhin) sont W. Preger et A. Spamer, qui désignaient par là la "scolastique dominicaine allemande", issue de l'école d'Albert le Grand et non la mystique rhénane comme telle, c'est-à-dire plutôt l'école de pensée des dominicains de la vallée du Rhin. C'est, de fait, une mystique originale, qui part d'une expérience de Dieu authentique, mais qui évoque peu cette expérience et qui propose un chemin de divinisation, par le concours du détachement et de la grâce. Cette mystique se définit comme une Wesenmystik, une mystique de l'être et non comme une Minnemystik, une mystique issue du Cantique des Cantiques. Or, "le développement de cette mystique spéculative en langue allemande serait issu de l'obligation imposée en 1267 par le pape Clément V à des religieux savants de l'Ordre des prêcheurs, d'exercer auprès des moniales un ministère de direction". Ainsi étaient-ils amenés à transposer et à adapter leurs thèses. Ils partaient de l'expérience spirituelle des moniales et les amenaient, par une solide réflexion, aux plus hautes réalités de la vie spirituelle. De plus, la mystique rhénane est "une réalité historique, dans le temps et dans l'espace, avec ses propres moyens de communication, sa propre mentalité et les relations précises entre les différents groupes (...). De toute manière, un échange aux multiples aspects entre les pays du Rhin supérieur et du Rhin inférieur est très bien attesté". Eckhart apparaît comme le principal représentant de ce mouvement et c'est effectivement lui qui est à l'origine de la mystique rhénane, d'où l'ambiguïté dans les termes.

Il est vrai qu'il part de la spéculation, héritée d'Albert le Grand (la composante philosophique, spéculative a une part importante dans son oeuvre), mais il la met au service d'une expression mystique.

(M-A-V)

La mystique rhénane nous est connue par les écrits de quatre personnes : trois dominicains, et un banquier qui finira ses jours sous l’habit des johannites. Ce dernier est fréquemment oublié. Mais les travaux fournis au sein de l’Équipe de Recherche sur les Mystiques Rhénans montrent qu’il est le dernier point d’une période d’environ 90 ans, de 1293 à 1382, où une pensée a mûri dans les écoles parisiennes, puis a été prêchée dans les couvent de Teutonie, de Saxe et d’Alsace. Les quatre noms à citer sont ici : Maître Eckhart, Jean Tauler, Henri Suso, et Rulmann Merswin. Maître Eckahrt fut le professeur de Jean Tauler et d'Henri Suso, Jean Tauler fut le directeur de Rulmann Merswin.

Le couvent des Dominicains était un ensemble imposant au centre de la ville.Nous avons placé la seule photo connue (donc antérieure à 1870) où il est visible, sur une photographie actuelle, pour donner une idée de l'ampleur du bâtiment, où vécurent Albert le Grand et nombre de grands noms de la famille dominicaine. Il fut rasé par les bombes en août 1870. À le voir ainsi, on comprend pourquoi il était parfois perçu comme "concurrent" de la cathédrale voisine...

L'activité de Maître Eckhart s’étend de 1293 à 1328, celle de Jean Tauler de 1323 à 1361, celle de Suso de 1327 à 1366, celle de Rulmann Merswin de 1360 à 1382. L’œuvre d’Eckhart a posé les fondations philosophiques et théologiques. L’œuvre de Tauler se distingue par son talent de prédicateur, concret, évitant les longue spéculations. Celle de Suso se distingue par ses écrit ascétiques. Celle de Merswin fut celle d’un fondateur de cénacle.

(J.D)


Maître Eckhart

Apparemment connue, la biographie d'Eckhart reste, en fait, à écrire, tant les approximations demeurent. Par exemple, on ne sait pas exactement quand Eckhart quitta Strasbourg pour Cologne... La plupart des notices qui lui ont été consacrées ne manquent pas d'erreurs sur tel ou tel point.

La première date sûre, dont on dispose est celle de 1302, lorsqu'il était magister à l'Université de Paris. Il faudrait y ajouter qu'il a été bachelier sententiaire et a fait sa conférence inaugurale entre le 14 septembre et le 9 octobre 1293 et qu'il a fait un sermon pascal en 1294.

A partir de là, on peut essayer de reconstituer sa biographie : Compte tenu du temps nécessaire à sa formation, il serait né vers 1260 dans une famille thuringienne de Hochheim, habitant à Tambach près de Gotha. On trouve cette mention de Hochheim, une seule fois, le 28 août 1303, lors de son sermon pour la S. Augustin (reportatus ab ore magistri Eckhardi de Hochheim). Or, il existe deux Hochheim, l'un près d'Erfurt, l'autre près de Gotha, il s'agit, semble-t-il, de cette seconde localisation. Ensuite, il a dû entrer, en 1275, chez les dominicains d'Erfurt. Les bâtiments conventuels ont aujourd'hui disparu, mais l'église subsiste.

Il a dû être étudiant ès arts à Paris, en 1277, avant de commencer son studium de théologie à Cologne, en 1280 et de commenter les Sentences à Paris, en 1293-1294. Compte tenu des dates, il est peu vraisemblable qu'il ait été l'élève d'Albert le Grand, comme le dit la légende, car celui-ci est mort en 1280.

Rapidement, Eckhart a des responsabilités : de 1294 à 1298 (ou peut-être même jusqu'en 1300), il est prieur d'Erfurt et vicaire de Thuringe (charge à laquelle il a été nommé par le provincial de Teutonie : Dietrich de Freiberg).

C'est de cette époque que datent les Reden der Unterweisung ou Entretiens spirituels, ces réflexions qu'Eckhart développait, le soir, à la demande de ses frères et à travers lesquels il esquisse les thèmes majeurs de sa prédication, qu'il a dû reprendre et adapter pour les soeurs d'Unterlinden. De tous les ouvrage d'Eckhart, les Entretiens spirituels sont le plus accessible. Ils présentent, sous une forme vivante et simple, les principales idées d'Eckhart, les réponses qu'il donnait le plus souvent aux novices sur la nature de la vie spirituelle. Ces entretiens ne sont pas sans rappeler les apophtegmes des Pères du désert qu'Eckhart connaissait fort bien. D'ailleurs, le terme de Unterweisung que l'on trouve dans le titre se traduit par discernement. Or, c'est cette discretio, ce discernement qui était pour les Pères du désert l'accomplissement de la vie spirituelle, à laquelle il a exhorté les soeurs d'Unterlinden. Ces Entretiens se divisent en trois parties : les huit premiers traitent essentiellement du détachement, les Entretiens 9 à 16 montrent que l'amour de Dieu doit être premier. Les Entretiens 17 à 23 récapitulent les deux séries précédentes, en expliquant que, par le détachement, on en vient à l'union à Dieu. Ils proposent également une sorte de lexique des principaux thèmes eckhartiens : l'anéantissement, le discernement, la grâce, l'humilité, l'intériorité, la joie, la liberté, la paix, la pauvreté, l'union à Dieu... Pour avoir un aperçu de cet ouvrage et préciser son rapport avec le Granum sinapis, nous retiendrons deux points : la définition qu'Eckhart donne de l'esprit libre et qui est un peu un programme pour lui, ainsi qu'une phrase qui revient comme un leitmotiv tout au long de l'ouvrage. Dans le Second Entretien (trad. A. de Libera, p.79), tout d'abord, Eckhart précise qu' "un esprit libre est celui qui n'est troublé par rien et n'est attaché à rien, qui n'a lié le meilleur de lui-même à aucun mode et ne songe en rien à ce qui est sien ; complètement englouti dans la très chère volonté de Dieu, il est sorti de lui-même. Personne ne peut accomplir une oeuvre, si modeste soit-elle, qu'elle ne tire de là sa force et sa puissance". C'est là une orientation qu'il propose tout au long de son oeuvre. Pour la compléter, il ajoute cette phrase qui ponctue l'ouvrage : "Autant tu sors de toute chose, autant tu sors vraiment de tout ce qui est tien, autant, ni plus, ni moins, Dieu entre en toi avec tout ce qui est sien" (Entr. IV, p.81). Toute sa dialectique du détachement et de l'union à Dieu est déjà en place dans cet ouvrage. C'est par le détachement, par la sortie de soi qu'on en vient à l'union à Dieu, qui est donnée par grâce. Comme le disait Eckhart à la suite de Maxime le Confesseur, il s'agit de devenir par grâce ce que Dieu est par nature.

Au début du livre des Entretiens spirituels, il est mentionné que ce sont "les entretiens que le vicaire de Thuringe, prieur d'Erfurt, frère Eckhart, de l'Ordre des Frères Prêcheurs, eut avec les fils spirituels qui lui posaient maintes questions pendant leurs discussions du soir". Mais, comme le chapitre général de 1298 avait dit que ces deux charges étaient incompatibles, Eckhart dut se démettre de l'une d'entre elles, certainement celle de prieur pour se consacrer entièrement à la seconde, celle de vicaire général de Thuringe, qui supposait qu'il soit constamment sur les routes. Mais cette fonction a été suspendue par son enseignement à Paris de 1302-1303.

 

A deux reprises, en effet, il enseigne à l'Université de Paris :

- de 1302 à 1303 (Le Sermon pour la fête de S. Augustin date du 28.8.1302). Nous avons un écho de son enseignement à Paris dans les Questions parisiennes I et II et dans les Rationes Eckhardi, insérés dans le texte de Gonzalve d'Espagne. La Première Question traite du rapport entre l'être et l'intellect en Dieu (discussion dominicains-franciscains) et il en conclut que Dieu se situe au-delà. Dans la Seconde Question parisienne, intitulée : "Le connaître intellectif de l'ange, en tant qu'il désigne une activité, est-il son être ?" Eckhart répond que non. C'est peut-être là la partie la plus ardue de son oeuvre.

- de 1311 à 1313 : Il avait été élu provincial de Teutonie, mais cette élection n'est pas ratifiée par le chapitre général de Naples. Il est déchargé de sa fonction de prieur de Saxe et envoyé à Paris, comme magister actu regens, honneur exceptionnel à l'époque, qui l'égale à un Thomas d'Aquin . Il commence la rédaction de l'Oeuvre tripartite, ce grand ensemble se composant de l'oeuvre des propositions, d'un recueil des controverses de l'époque (Opus quaestionum, qui est perdu aujourd'hui) et des exégèses scripturaires ainsi que des sermons (Opus expositionum). (De ce grand ensemble, seuls quelques extraits des deux premières parties nous ont été conservés, en particulier grâce à Nicolas de Cues, qui avait fait copier l'ouvrage). C'est "une Summa theologica d'un genre nouveau et personnel (...). Ce genre littéraire est propre à l'esprit encyclopédique du temps. Sa typologie se distingue par la volonté de présenter l'ensemble du savoir sous une forme systématique"

Les Questions parisiennes IV et V, ainsi que les Sermons 14 et 15, sont également l'écho de l'enseignement d'Eckhart et des controverses auxquelles il a participé.

Dès son arrivée à Paris, il a été informé du procès de Marguerite Porète, brûlée quelques mois plus tôt, place de Grève (1° juin 1310). Il a dû lire lui-même le Miroir des simples âmes anéanties, qui a largement influencé sa pensée ultérieure. C'est l'un de ses premiers contacts avec la mystique rhéno-flamande qui aura une telle importance pour son oeuvre, lors de son séjour à Strasbourg et de son passage à Unterlinden. On ne peut manquer de noter le parallélisme entre le thème de l'anéantissement chez Marguerite Porete et celui de l'humilité chez Eckhart.

En 1303, il est élu prieur provincial de Saxe (issue d'une division de la Teutonie, dont il sera, ensuite, responsable) et il y restera jusqu'en 1311. (N.B. : Il réside, alors, à Erfurt qu'il connaissait bien). On a peu d'informations sur cette époque de sa vie, si ce n'est la seule lettre originale d'Eckhart, datée du 8 septembre 1305 et adresse aux conseillers de la ville de Göttingen pour agrandir le domaine conventuel. C'est une vie rude qu'Eckhart dut mener, car les déplacements de l'époque se faisaient pas à pied, en affrontant les intempéries, les bêtes sauvages, les brigands...

Après le chapitre de Strasbourg de 1307, il est nommé vicaire général de la province de Bohême, c'est-à-dire qu'une tâche réformatrice lui est confiée et il l'effectue, non sans résistance, de la part de ses frères

Il inaugure, alors, sa prédication en langue allemande, comme le demandait le Pape Clément V et celle-ci connaît un retentissement considérable. Il transpose les principales thèses de son enseignement parisien, afin de les rendre accessibles à un large public, comme le manifeste, par exemple, le Sermon 9, qui, originairement, était anti-franciscain

A la fin de son second séjour parisien, en 1313 ou 1314, il est nommé vicaire général de Teutonie et assistant des moniales. C'est à ce titre qu'il visite le couvent d'Unterlinden, avec un autre vicaire général : Matthieu de Finstingen. Ensuite, il part pour Cologne, en 1323/1324. (Le nom du provincial qui l'y a envoyé et qui aurait pu permettre de trancher entre ces deux années n'est pas indiqué).

Ce séjour à Strasbourg est un véritable tournant dans la vie d'Eckhart. Par exemple, avant, dans les Questions parisiennes, il défend la primauté de l'intellect en Dieu. Maintenant, il dit, au contraire, que Dieu n'est ni ceci, ni cela, il est au-delà de l'être, ce qui le conduit vers la voie négative. En fait, Eckhart semble avoir connu une expérience spirituelle qui l'amène à opter pour un nouveau langage. Cette expérience, il l'évoque dans le Sermon 71, à travers la relecture de l'épisode de Paul sur le chemin de Damas et à partir de la phrase des Actes des Apôtres : "Paul se releva de terre, et les yeux ouverts, il vit le néant". Il précise, alors, les quatre significations du terme néant. De ces quatre significations, il retient essentiellement celle-ci : "Paul vit Dieu en qui toutes les créatures sont néant. Il vit toutes les créatures comme un néant car (Dieu) a en lui l'être de toutes les créatures" (AH III, p.78). Il entend montrer par là que l'expérience de Dieu dépasse toute perception, qu'elle est de l'ordre de l'apophase.

D'autre part, Eckhart a été nommé à Strasbourg pour apporter une solution au problème des béguines et, surtout du Libre esprit. Pour cela, il doit connaître leurs thèses, leur parler une langue qu'elles comprennent : le Mittelhochdeutsch. Ainsi lui faut-il adapter les thèses de l'oeuvre latine, sans omettre de rappeler les fondements de la vie spirituelle à une époque où ils étaient discutés par le Libre esprit. Au lieu de mettre directement en question les partisans du Libre esprit, Eckhart procède de manière plus subtile. Il va, en fait, réinterpréter un certain nombre de thèses d'Hadwejich d'Anvers, d'Hadwejich II, de Mechtilde de Madgebourg... : le détachement, la liberté, la naissance de Dieu dans l'âme..., afin d'en montrer la validité et de leur donner une dimension ontologique, tout en répondant par là aux thèses du Libre esprit et en donnant des éléments de réflexion aux moniales.

Au Sermon 53, il expose en quelque sorte son programme de prédication :"Lorsque je prêche, dit-il, je m'efforce, en premier lieu, de parler du détachement et de dire que l'être humain doit être affranchi de lui-même et de toutes choses. En second lieu, que l'on doit être reformé dans le Bien simple qu'est Dieu. En troisième lieu, que l'on doit penser à la grande noblesse que Dieu a déposée dans l'âme et par laquelle l'homme vient à Dieu d'une manière merveilleuse. En quatrième lieu, que la pureté de la nature de Dieu est inexprimable et que l'éclat se trouve dans la nature divine elle-même. Dieu est le Verbe, un Verbe que l'on ne peut exprimer". L'essentiel de la pensée d'Eckhart se trouve résumé ici et exprimé par la double négativité : celle qui, pour l'être humain, va du détachement jusqu'à l'union à Dieu, en passant par ce quelque chose (Etwas in der Seele, Pr. 42) dans l'âme et celle qui, d'autre part, conduit à l'apophatisme vis à vis de la nature divine. De l'une à l'autre, il y a gradation. Eckhart part d'une considération éthique : le détachement pour en faire progressivement une composante ontologique, un préalable à l'Einbildung, à la divinisation, au fait de "devenir par grâce ce que Dieu est par nature", comme il dit après Maxime le Confesseur. Pour que l'être humain puisse être vraiment constitué, pour que Dieu naisse en son âme et fasse de lui un fils, il doit être complètement détaché, libre par rapport à lui-même et par rapport à tout. Ainsi Eckhart propose-t-il aux partisans du Libre esprit une autre interprétation de la liberté. Cela apparaît, par exemple, dans le Sermon 74, où le détachement fait office de changeur et conduit à l'union à Dieu.

Un certain nombre d'oeuvres importantes datent de cette époque : outre les Sermons, le Livre de la consolation divine, le Sermon de l'homme noible, le Commentaire sur l'Evangile de S. Jean et sur le Prologue... Un thème majeur se dégage de sa prédication : celui de l'homme noble. A travers cette figure de l'homme noble qui est aussi l'homme pauvre, l'homme humble..., celui qui illustre parfaitement le Sermon 52, Eckhart dégage les grands traits de son anthropologie et de son ontologie. En choisissant l'homme noble comme axe pour sa prédication strasbourgeoise, Eckhart reprend et développe, dans une perspective pastorale, l'idée de constitution de l'être qui sous-tend son oeuvre latine. Il réinterprète le thème patristique de l'assumptus homo, de l'homme assumé, "du Fils - c'est-à-dire de l'homme qui vit désormais dans l'infinie joie de l'Esprit"

S'il était directement passé de Paris à Strasbourg, Eckhart aurait été un maître éminent, un Lesemeister, mais il n'aurait peut-être pas écrit son oeuvre allemande qui l'a fait passer à la postérité, il n'aurait pas pleinement eu sa stature de Lebemeister qu'il avait commencée à prendre dans les Entretiens spirituels et qui a fait sa renommée.

La dernière époque de la vie d'Eckhart est la mieux connue en raison même de son procès, mais c'est aussi la plus difficile.

Dès 1325, des doutes sont émis quant à son orthodoxie. Avant même son procès, des béghards et des béguines sont condamnés à Cologne, brûlés vifs ou noyés dans le Rhin. Le 1° août 1325, Nicolas de Strasbourg (peut-être l'ami d'Eckhart, en tout cas de la même tendance réformatrice que lui) est nommé visiteur pontifical. A ce titre, il vient au couvent de Cologne. Des frères accusent Eckhart sur sa manière de prêcher. Nicolas de Strasbourg doit, alors, ouvrir une enquête disciplinaire contre Eckhart. Une action est menée contre le Livre de la consolation divine. En réponse, Eckhart rédige une Apologie (Rechtfertigungsschrift), le Tractatus "Requisitus", qui sera, ensuite, attaqué. Mais cette action est sans portée juridique et Nicolas de Strasbourg a tendance à prendre la défense d'Eckhart.

En 1326, deux dominicains de Cologne : Hermann de Summo (à Cologne) et Guillaume de Nidecke (en Alsace) l'accusent devant l'Inquisition. 49 de ses propositions sont jugées condamnables. Eckhart répond, souligne leur jalousie, mais intervient une nouvelle liste (le 26.9.1326), de 59 propositions, cette fois.

L'archevêque de Cologne fait instruire le procès d'Eckhart. Le 24 janvier 1327, Eckhart est interrogé par le chapitre de la cathédrale de Cologne.

Nicolas de Strasbourg, accusé d'entraver le travail de l'Inquisition, en appelle au pape, Eckhart également. Il souligne le caractère étonnant de son procès. Il rappelle que depuis le début de l'Ordre dominicain il n'y avait eu aucune accusation d'hérésie contre un magister ou contre un simple frère.

Or, ce n'est pas sa théologie qui est en cause, mais le succès de sa parole auprès des foules.

En 1327 / 1328, Eckhart meurt, en Avignon ou sur le chemin du retour, on ne sait. En tout cas, il ne voit pas la condamnation de ses propositions, celle-ci n'intervenant qu'en 1329, dans la Bulle : In agro Dominico de Jean XXII.

Ce procès d'Eckhart est l'écho de l'opposition entre réguliers et séculiers. Plus radicalement, il a pour fonction d'interrompre l'influence d'Eckhart sur le peuple. Mais, cette influence se poursuivra, par l'intermédiaire de Jean Tauler, de Rulman Merswin, des amis de Dieu et des différentes légendes, relatives à Eckhart, ainsi que par le recueil : Paradisus animae intelligentis, qui regroupe 64 sermons, dont 32 d'Eckhart (en particulier le Sermon 9 ; Paradisus 33).

(M-A. V)

Eckhart était déjà mal compris en son propre temps; nous courrons le risque de mal le comprendre dans le nôtre. Aussi dès maintenant faut-il nous souvenir de ce que disait de lui Jean Tauler : “Il parlait du point de vue de l’éternité”. À le comprendre depuis le temps présent, nous irions au contre-sens. Eckhart ne développe pas un système d’ascèse et de catégories morales. Le bien, le mal ne sont pas des actions à cataloguer, mais des attitudes quand elles sont le fait de l’homme. Ces attitudes sont inscrites au plus profond de l’homme, dans ce que l’on nommerait l’extrême fond de l’âme, le fond sans fond de l’homme. La mystique rhénane est unique en son genre : elle ne se centre pas sur des pratiques de dévotion, et mis à part peut-être Suso, n’enseigne aucune ascèse particulière. Elle se contente d’insister sur le fond de l’âme. À celui qui lui demandait comment être un bon chrétien, Eckhart répondait logiquement de commencer par être. Il précisait que celui qui demande obtient. Celui qui demande la vertu obtient la vertu. Mais la vertu n’est pas Dieu. Et c’est Dieu qu’Eckhart demande…Son originalité, selon le mot de Kurt Ruh, est d’avoir initié une véritable “éthique de l’Être”.

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En 1324, Sur dénonciation, des thèses fut extraites de ses écrits, et examinées par un jury de théologiens. Finalement, une bulle de Jean XXII, In agro Dominico, datée du 27 mars 1329, condamne certaines phrases d’Eckhart parce qu’elles sont “malsonnantes”, et d’autres parce qu’elles sont “suspectes d’hérésie”. “Suspectes” dit le texte. Ceci veut dire que les maîtres en théologie réunis en Avignon ne peuvent se prononcer clairement : ils n’ont pas les moyens d’évaluer la portée exacte des propositions extraites des œuvres d’Eckhart, mais la craigne. Ils jugent malsonnantes prêtant à confusion des phrases otées de leur contexte. Eckhart protesta à Cologne de son orthodoxie : “Je peux me tromper, mais je ne peux être hérétique; car l’erreur dépend de l’intelligence, l’hérésie de la volonté”. L’instruction du procès fut longue, on suppose qu’il mourut en chemin vers Avignon, vers 1328.

Dans son activité professorale, vers 1311, il projette de rédiger un ouvrage tripartite (Opus Tripartitum). De cette tâche inachevée, nous conservons, en particulier les Commentaires du Prologue de Jean, de la Genèse, et de l’Exode. il est un alors Lesemeister. Il possède l’art de l’enseignement, de la spéculation, et pratique cet art. Ensuite, à dater de sa nomination à Strasbourg, où il a la charge de veiller aux monastères féminins menacés par la dérive du Libre-esprit, il devient un Lebenmeister. Pratiquant le sermon, en langue allemande, il approfondit sa pensée en se donnant les moyens de la rendre accessible à tous. Ce n’est plus le concept qu’il explore et qu’il expose, mais la vie, et il en rend raison grâce aux connaissances acquises dans sa période universitaire. Il opère une synthèse si intime entre philosophie et théologie, qu’il devient vite difficile de séparer ses conclusions en deux catégories. Il “enveloppe dans un mouvement audacieusement consensuel les choses divines, morales et naturelles”. (J.D)


Jean Tauler

Jean Tauler est né probablement né vers 1300, ou peu de temps d’années avant 1300 à Strasbourg. Était-il fils d’un échevin, ou d’un bourgeois ? D’après une phrase échappée pendant un sermon, il semble issu d’une famille qui ne connaissait pas l’indigence : “Si j’avais su ce que je sais maintenant, quand j’étais le fils de mon père, j’aurais choisi de vivre de son héritage, et non pas d’aumônes”.Cette petite phrase supporte plusieurs niveaux de lecture. Premier niveau, celui de la recherche de Jean Tauler : recherche de pauvreté, de simplicité. Jean Tauler nous parle ici de son désir de vivre en pauvre du Christ, et ce thème lui est cher. Second niveau, celui des rapports entre l’ordre dominicain et la société strasbourgeoise au XIVe siècle. Celui-ci s’inscrit dans l’examen des conditions dans lesquelles est né la mystique rhénane. Ainsi que le rappelle P. Dollinger : "Il est vrai que les désordres, les scandales pouvaient inciter les âmes éprises d'idéal à se réfugier dans la contemplation. Il n'est pas douteux que mainte vocation mystique a été affermie par la vue des laideurs du monde. (…) D'une façon générale, on a souvent exprimé l'opinion que le succès de la mystique [rhénane] s'explique, pour une large part, par le retentissement des catastrophes du XIVe siècle. Outre les querelles dans l'Église, on ne manque pas de rappeler la peste noire, les massacres des Juifs, les processions de flagellants, et pour l'Alsace, les invasions de routiers de la guerre de Cent Ans, qualifiés d' « Anglais» en 1365 et 1375. Il faut cependant noter que les plus dramatiques de ces événements propres à agir fortement sur la sensibilité des contemporains se sont produits au milieu du XIVe siècle, à l'époque où le mouvement mystique se trouvait à son apogée, voire même sur son déclin. Si l'on se place à la période décisive de l'éclosion du mouvement, c'est-à-dire au premier quart du XIVe siècle, on peut dire que les malheurs de l'Église et du monde n'étaient ni plus ni moins grands qu'à d'autres époques du Moyen Age. Les troubles du temps ont pu porter certains individus au mysticisme : ils n'expliquent en aucune façon que le XIVe siècle ait été un sommet dans l'histoire de la mystique. “ Le troisième niveau concerne la famille de Jean Tauler : il y avait un héritage… Ce n’était donc pas une famille pauvre. Vers 1315, Jean Tauler entre au couvent des dominicains de Strasbourg. Ce n’était pour l’époque, ni trop jeune, ni trop vieux…Selon le cursus alors en vigueur, il aurait dû étudier à Strasbourg jusqu’en 1323 à Strasbourg, puis encore jusqu’en 1327 à Cologne. Il n’a pas suivi cette longue formation, puisqu’on sait qu’il a pu commencer sa prédication à Strasbourg en 1323, l’année de la canonisation de Thomas d’Aquin. Sa formation a pu être écourtée en raison de sa santé fragile : il ne reçut jamais en effet le titre de Maître ou de Docteur en théologie. Ce qui l’amena d’emblée à être un Lebenmeister. Sa culture est cependant solide. Il “cite Proclus, Thomas d’Aquin, Augustin, Bernard de Clairvaux, Hugues de S. Victor,” et la qualité de ses sermons est certaine “même si, parfois, on a préféré voir en lui, un homme frustre, n’ayant jamais étudié comme “ceux de Paris” , le réduisant fallacieusement par là à un prédicateur de province, inspiré mais peu instruit”. Un séjour à Cologne, entre 1325 et 1330 est possible, mais rien ne le prouve. On pense qu’il a dû séjourner à Cologne, y écouter Maître Eckhart, et peut-être rencontrer Henri Suso.

En ce premier quart du XIVe siècle, le mouvement des “Frères du Libre Esprit”, contre lequel s’était dépensé Maître Eckhart a quasiment disparu. Un autre tendance se manifeste à travers les béguinages. Les historiens en comptent entre 70 et 80 à Strasbourg. Pour saisir l’ampleur de ces chiffres, précisons que la ville comptait au début du XIVe siècle un peu plus de 15 000 habitants, qu’il y avait sept couvents de dominicaines (dont celui de Saint Nicolas in Undis, où réside la sœur de Jean Tauler). À ces couvents s’ajoutaient les couvents des ordres franciscains, les monastères de l’ordre de Saint-Benoît, les Ordres militaires, les couvents pour les “dames repentantes”, hors de l’enceinte de la ville et les paroisses… Les béguinages, existent depuis la fin du XIIe siècle. Perçus dans un premier temps comme des maisons où des veuves, principalement, ou des célibataires vivent en petites communautés, sans règle, mais avec beaucoup de dévotion, sont de plus en plus suspects. Or, en 1300, Guy de Colmieu, évêque de Cambrai, ordonne l’autodafé du Miroir des âmes simples de Marguerite Porète. Cette dernière est une béguine, qui sera arrêtée en 1309, jugée et brûlée en 1310 à Paris. Eckhart était alors à Paris. En son couvent logeait aussi l’inquisiteur instruisant le procès de Marguerite Porète. La mystique rhénane a beaucoup de points communs avec les écrits béghards. Ceux-ci manifeste un courant de spiritualité très vif au XIVe siècle. Et les liens avec le Libre-Esprit sont forts. Les erreurs des béghards sont dénoncés en 1317 au concile de Vienne, et condamnés par bulle en 1318 et 1320. Tauler commence donc à prêcher quand des personnes doivent choisir entre se maintenir dans le béguinage ou bien s’inscrire dans une forme de vie reconnue par l’Église, c’est-à-dire un couvent, à Strasbourg assez souvent d’obédience dominicaine ou franciscaine. “L’exécution à Cologne, en 1322, du Hollandais Walter et de ses compagnons n’a pas, semble-t-il, troublé l’existence de la communauté de bégards qui, au témoignage de l’un d’entre eux, Jean de Brünn, pratiqua impunément le Libre-Esprit de 1315 à 1335.” [10] Tauler, par sa prédication, aura la charge d’inciter les béghards à se maintenir dans l’orthodoxie, comme Eckhart face au mouvement du Libre-Esprit.

L’autre évènement qui marque le début de la prédication de Jean Tauler est le conflit entre Jean XXII et l’empereur Louis IV de Bavière. En Avignon, le pape Jean XXII, l’excommunie en 1324 pour sa politique italienne. Il le déclare privé d’Empire. Les villes de l’Empire soutiennent Louis IV. Le conflit dure, et le pape jette l’interdit sur l’Empire en 1329. Jusqu’alors, Strasbourg était restée neutre. L’interdit durera 15 ans. Dans les couvents des mendiants, les prise de position en faveur de l’un ou l’autre camp sont variées. Finalement, les dominicains se soumettent aux ordres pontificaux, et la ville, en 1339 les chasse pour 4 ans. Tauler se retrouve ainsi tout d’abord à Cologne, puis à Bâle. Durant ce séjour “outre Rhin”, il rencontre deux personnalités marquantes de la spiritualité Rhénane du XIVe siècle : Henri de Nördlingen et Marguerite Ebner, tous deux parfois trop vite associés aux béghards, alors qu’ils semblent beaucoup plus appartenir à cette mouvance “des Amis de Dieu”.

Revenu à Strasbourg en 1348, Tauler ne repartira plus, sauf, peut-être pour un hypothétique voyage à Paris, en 1350, voyage où il aurait rencontré Ruysbroeck. Il meurt à Strasbourg le 16 juin 1361.

Sa spiritualité est traversée par deux thèmes centraux : le détachement, et la naissance de Dieu dans l'âme.

(J.D)


Rulmann Merswin

Fils d’une famille influente de Strasbourg, Rulman Merswin est né vers 1307. Deux périodes se découpent nettement dans sa vie : le banquier, puis le mystique. Une première fois veuf, ce banquier se remarie à Gertrud de Bietenheim, fille d’un chevalier influent. Il est à la tête d’une fortune considérable.

Les détails de sa conversion sont mal connus  : frappé par la mauvaise vie de ses contemporains, et dans ce cas, beaucoup moins détaché de la religion qu’on le croirait… ayant connu une extase mystique, où la Trinité lui aurait été révélée … Nous le retrouvons en 1347 renonçant aux affaires, et décidant, avec sa femme, de mener une vie de pénitence. En 1348, il choisit Jean Tauler comme maître spirituel. En 1350, il projette de se rendre à Rome, mais ne peut, pour raisons de santé, exécuter ce projet. La même année, il correspond avec Marguerite Ebner. En 1367, donc, 6 ans après la mort de Tauler, il rachète et restaure l’ancienne chapelle de la Trinité, et les terrains y attenant (l’Île-Verte). En accord avec les autorités ecclésiastiques, il y installe en 1368 quatre chapelains séculiers, dont Nicolas de Louvain. Des querelles amenèrent le remplacement de ces chapelains par des Chevaliers de S. Jean de Jérusalem, en 1370. Seul Nicolas de Louvain, devenu johannite, semble avoir, aux côtés de Rulman Merswin, prolongé les premiers temps. En 1371, la femme de Rulman Merswin meurt, et est enterrée dans l’Église de la commanderie, Rulman Merswin vient alors vivre à la commanderie (son domicile était jusque là rue des Juifs), où il meurt en 1382. Le Mémorial le cite comme «  fondateur  ». Sa tombe “disparaît” au remaniement de la commanderie (1633). Les dernières fouilles archéologiques, qui ont permis d’exhumer les bâtis de la première commanderie n’ont révélé aucun monument funéraire. Deux hypothèses se dégagent des sources du XVIIe et XVIIIe siècle  : sa tombe pourrait être sous l’actuelle église S. Jean, bombardée en 1944, ou bien elle serait encore à l’Île-Verte. Dans les deux cas, par suite de guerre ou de rénovation, elle semble à jamais perdue. Lors de sa résidence à la commanderie, il a communiqué à la communauté des écrits mystiques qu’il disait recevoir d’un mystérieux “Ami de Dieu de l’Oberland”. Interrogé sur son identité peu de temps avant sa mort, il répondit que ce mystérieux ami venait lui aussi de mourir. Seuls ses écrits demeuraient, dans un coffre, ouvert dès la mort de Merswin, en 1382. Ce sont ces écrits immédiatement recopiés que contiennent le Grand Mémorial Allemand et l’Épistolaire de l’île-Verte. Des recherches furent immédiatement engagées pour découvrir l’identité de ce mystérieux guide. La critique donne désormais R. Merswin pour l’auteur véritable des écrits de l’ami de Dieu de l’Oberland. Psychopathe (Jundt) ou génial dissimulateur (Delattre Devriendt) contournant les convenances de son temps, Rulman Merswin nous a laissé là une œuvre importante, presque totalement encore inédite, et de ce fait à travailler.

Les relations qui unirent Jean Tauler et Rulman Merswin ont été obscurcies par le problème de « La merveilleuse histoire de la Conversion du Maître de la Sainte Écriture ». Il s’agit d’un texte où Jean Tauler, par la fréquentation de l’Ami de Dieu de l’Oberland, présenté en ce cas comme l’ami de Rulman Merswin, connaît un retournement spirituel. Dans cette légende, attribuée à Rulman Merswin, transparaît cependant une vision de Jean Tauler comme un croyant vivant de la spiritualité des Amis de Dieu. (J.D)


Henri Suso

La vie de Suso nous est mieux connue que celle des autres mystiques rhénans, dans la mesure où nous disposons d'une Vita, à cette réserve près que cette Vie, bien que revue par Suso lui-même, semble avoir été largement modifiée par l'hagiographie ultérieure et être devenue légendaire, à tel point qu'il est parfois difficile d'en retrouver les événements authentiques. En revanche, nous avons une bonne biographie par K. Bihlmeyer dans son édition des oeuvres de Suso?.

De plus, Suso est le seul parmi les mystiques rhénans à avoir été béatifié, tardivement il est vrai : en 1831, le seul à avoir bénéficié d'une fête liturgique : le 2 mars dans l'ordo dominicain, Henri Suso a largement contribué à la reconnaissance de la mystique rhénane. Spéculatif et mystique, il prépare également la voie à la devotio moderna.

Né certainement le 21 mars 1295 (ou 1297), le jour de la S. Benoît, à Constance ou à Überlingen (la patrie de sa mère), Henri Suso est le fils du patricien Henri de Berg et d'une fille de la noblesse terrienne : Mechtilde (?) von Süs, dont il reprit le nom : Süse, en latin : Suso. Dès l'âge de 13 ans, Suso est confié au couvent des dominicains de Constance, et sa soeur Mechtilde à une communauté de soeurs de Gallen. À Constance, Suso vit une longue conversion, un peu à la manière de S. Augustin. Bon religieux et étudiant brillant, il a dû commencer ses études à Constance (philosophie, sciences de la nature), avant de partir pour Strasbourg de 1319 à 1321 (Studium particulare études théologiques et bibliques, Commentaire des Sentences de Pierre Lombard) , où vivait Johannes Futterer, qu'il a nommé : le saint Frère, et qui lui est apparu après sa mort dans une vision accompagné d'Eckhart, dont il a d'ailleurs dû faire la connaissance à Strasbourg. En 1322, il est envoyé au Studium generale de Cologne, dont Eckhart est le responsable. Il fait partie des proches d'Eckhart et assiste avec douleur au début au moins de son procès. L'imagerie de l'époque représente Suso et Tauler aux pieds d'Eckhart, leur maître commun. Si la vérité historique est douteuse, il ressort, en revanche, que Jean Tauler et Henri Suso ont été les deux disciples les plus fervents d'Eckhart, ceux qui ont véritablement prolongé son oeuvre.

De retour à Constance vers 1327, Suso est nommé lecteur du couvent, mais fut relevé de sa charge, en 1329-1334, en raison de dénonciations formulées contre lui, dans le cadre "d'une action d'assainissement dans la province de Teutonie, parce qu'il était disciple d'Eckhart" (cf. Vie, ch. 23). Son Petit livre de la vérité, où il prenait parti pour Eckhart, fut, en particulier, mis en cause au chapitre de Maastricht, en 1330. Il choisit, alors, de mener une vie retirée dans une rude ascèse.

C'est le moment de sa véritable conversion. Il entend une voix lui dire d'ouvrir la fenêtre de sa cellule, de regarder et de tirer un enseignement de ce qu'il voit : il remarque un chien qui s'amuse à déchirer un morceau de paillasson et il entend une voix intérieure lui dire : Tu seras déchiqueté de la même manière par la bouche de tes frères.

Ses cinq années d'exil s'inscrivent dans le temps d'interdit (1338-1346) que connurent les Dominicains, restés fidèles au pape. Ils durent se retirer chez les Dominicaines à S. Catherine près de Dienhofen, au bord du Rhin et au couvent des Écossais, situé en dehors de la ville épiscopale. Au cours de cet exil, Suso a beaucoup voyagé comme pasteur au service de la réforme et de la restauration de la discipline conventuelle, de l'apostolat interne à l'Ordre. C'est ainsi qu'il alla au couvent de moniales de Töss, où il fait la connaissance d'Elsbeth Stagel qu'il considéra comme sa "fille spirituelle" et qui joua un rôle important dans son oeuvre. En 1342, Suso est élu prieur.

En 1347/1348, il est envoyé à Ulm. Apparemment, il s'agit là d'une sanction, résultant de calomnies de la part d'une femme, qui l'accusait d'être le père naturel de son enfant (ch. 38 de la Vie). Suso fut reconnu comme innocent, mais resta à Ulm jusqu'à sa mort, le 25 janvier 1366.

En reconnaissance de sa vie, entièrement donnée au service de Dieu et des autres, il fut béatifié par le pape Grégoire XVI.

Son oeuvre nous a été transmise dans l'Exemplar : un livre-modèle qui fait autorité et qui regroupe quatre de ses écrits : sa Vie où il écarte les malentendus éventuels quant à sa biographie), Le Petit Livre de la Sagesse éternelle, Le livre de la Vérité et un recueil de Lettres. Il faut y ajouter L'horloge de la Sagesse qui nous est parvenue, largement remaniée par ses contemporains.

L'oeuvre de Suso est dense. Plus piétiste que Tauler, mais parfois aussi plus spéculatif, il retient les principales intuitions d'Eckhart et les transmet alors que l'interdit frappe ses oeuvres.

Parmi les mystiques, c'est Suso qui a le vocabulaire le plus riche et le plus varié. Souvent, il a recours à des images. De plus, son oeuvre est illustrée de miniatures, même s'il dit finalement qu'il importe de dépasser les images, de chasser les images par les images. Il prend largement en compte la spiritualité des moniales de l'époque, ce qui devait être apprécié.

En tout cas, la place d'Eckhart semble avoir été assez déterminante pour ce couvent de Colmar, parce qu'elle se situait à un moment stratégique. (M-A. V)